vendredi 17 juillet 2009
Les manifestations en réaction à l'arrestation du lycéen Guiot et aux blessures très graves subies par Richard Deshayes
Richard Deshayes, militant de VLR, Vive la révolution, et membre du Front de libération des Jeunes, FLJ, âgé de 24 ans, est grièvement blessé par un tir tendu de grenade lors d'une manifestation du Secours Rouge le 9 février 1971 en solidarité avec les militants maos emprisonnés. C'est à l'occasion de cette manifestation que le lycéen de Chaptal, Gilles Guiot, est arrêté et déféré devant le tribunal de flagrants délits
Appel à la grève pour le 15 février 1971, lancé par le Comité Rouge du Lycée Condorcet
Front Libertaire, organe de l'Organisation révolutionnaire anarchiste, n° de mars 1971
Manifestation sur le boulevard Saint-Michel en faveur de Gilles Guiot et de Richard Deshayes
La Cause du peuple, n°36, 4 mars 1971 : les maos de la Gauche Prolétarienne, dissoute en 1970, réorganisent leur secteur jeunesse à la suite du large mouvement de solidarité envers Gilles Guiot et Richard Deshayes. L'extrême gauche mène campagne pour la dissolution des brigades spéciales de la préfecture de police et de nombreux intellectuels se joignent à elle durant l'année 1971 pour dénoncer les violences policières à Paris.
Article de Delfeil de Ton , Charlie Hebdo, n°14, fevrier 1971 :
TEMOIGNAGE • MES VINGT ANS ECLATES
PAR RICHARD DESHAYES
Je m'appelle Richard Deshayes et je suis
depuis plus de cinq ans en procès contre la
Ville de Paris, représentée en la personne du
préfet de police. Ce qui motive ce texte est
le fait nouveau suivant : le procès aura lieu
le 7 avril 1976 devant la première chambre
civile du tribunal de Paris.
Mes défenseurs sont Mes Roselard-Vigier,
Pinet et Leclerc.
De quelle affaire s'agit-il ? Un bref rappel
est nécessaire. Le 9 février 1971, le Secours
rouge de Jean-Paul Sartre appelle à une mani-
festation qui part de la butte Montmartre. Il
s'agit de soutenir la grève ouvrière d'occu-
pation de l'usine Batignolles à Nantes et
conjointement d'attirer l'attention de l'opi-
nion publique sur une grève de la faim me-
née par des militants maoïstes emprisonnés
contre leurs conditions d'incarcération.
La manifestation se déroule sans heurts
(aucune plainte ne sera déposée pour quelque
détérioration que ce soit contre ses organisa-
teurs), puis elle est bloquée et chargée par
les brigades spéciales d'intervention. C'est la
débandade, il y a des matraquages, les mani-
festants se dispersent sans l'ombre d'une
résistance (pas un policier ne sera égratigné).
A ce moment, je fuis et je suis isolé au coin
de la rue du Poteau et de la rue Duhesme.
J'entends un appel derrière moi et les cris
d'une fille que les policiers « tabassent »
alors je me retourne, et puis plus rien. Je re-
prendrai connaissance à l'hôpital.
On me dit que j'ai reçu en pleine figure
un projectile tiré sur moi par un policier, au
moyen d'un fusil lance-grenades. J'ai le visage
enfoncé, un oeil éclaté qu'on m'enlève aus-
sitôt, l'autre est déchiré, je n'ai plus ,de nez,
la mâchoire et les dents sont brisées, soit en
tout quarante fractures de la face. Des poli-
ciers essaient de récupérer mes vêtements
qui pourraient servir de pièce à conviction.
Ce qui m'est arrivé suscite une assez vive
émotion, et deux jours plus tard, je crois,
l'incarcération du lycéen Guyot catalyse l'in-
dignation. C'est l'affaire Guyot, soit le mou-
vement de grève nationale des scolarisés qui
eut cette ampleur sans précédent dont on se
souvient peut-être. Voilà pour les faits eux-
mêmes.
Ma famille porte alors plainte contre la
police, qui, soit dit en passant, est, à cette
époque, tellement sur la sellette, en raison
de ses brutalités, que son syndicat majoritaire
organise une journée d'information publique.
Que va faire la justice de cette plainte ?
Une enquête est ouverte par le juge Ber-
nard : témoignages, confrontations, expertises
médicales et balistiques... L'enquête menée
par l'I.G.S. — la police des polices — vient
nourrir le dossier. Tout cela, trois ans plus
tard environ, aboutit à l'inculpation du poli-
cier Le Floch pour « blessure involontaire».
Premier motif d'étonnement : pourquoi
« blessure involontaire », alors qu'il y avait
dans l'instruction de quoi soutenir et prouver
que j'avais été tiré de sang-froid à très faible
dista'nce ? Est-ce que, par ailleurs, les coups
de crosse qui ont achevé de m'enfoncer le
visage alors que j'étais déjà à terre étaient
d
aussi involontaires ? Quelle est la thèse exacte
qui soutient l'inculptation pour « blessure
involontaire » ? C'est tout naturellement celle
de la police : M. Le Floch était déséquilibré
par une grêle de projectiles, il n'a pu assurer
son coup, qui, au lieu de partir en l'air pour
disperser la manifestation, m'est arrivé en
pleine figure à tir tendu. Cette thèse serait
presque comique tant elle est grossière. La
manifestation était déjà dispersée, alors pour-
quoi tirer cette grenade ? De plus, une mar-
chande a témoigné devant M. Bernard qu'il
n'y avait eu, ni à ce moment ni avant, d'aï-
frontements ; tous les témoignages décrivent
non pas un heurt entre deux forces mais une
panique et une débandade éperdue.
Plus encore, une jeune femme a témoigné
qu'elle avait vu un policier me « tirer » posé-
ment, et c'est précisément sur ce témoignage
que M. Le Floch fut inculpé. Bien sûr, tout
cela aurait pu être discuté dans le cadre d'une
inculpation pour « blessure involontaire », et
il était possible que, la cour se déclarant in-
compétente, envoie M. Le Floch aux assises...
Seulement voilà, autre motif d'étonnement
j'ai attendu plus de trois ans cette inculpation
dans l'incertitude et parfois un certain déses-
poir, puis tout à coup cette inculpation
tombe, et cela est juste. Mais, si elle tombe,
c'est précisément quelques jours avant l'élec-
tion présidentielle, si bien que M. Le Floch
aussitôt inculpé est amnistié Quel merveilleux
hasard ! Il faut dire pour ceux qui ne croient
pas au hasard qu'entre-temps M. Le Floch a
été gradé. Sans doute pour certains services
rendus et peut-être en récompense ? L'intérêt
de ce tour de passe-passe, c'est que le procès
est transféré du ressort pénal au ressort civil.
Notons d'abord que le transfert du dossier
du pénal au civil n'est même pas automati-
que : il faut le demander. En clair, plus ques-
tion d'envoyer M. Le Floch aux assises, ni
même de l'inquiéter, car le procès, de procès
d'inculpation de la police parisienne à travers
l'un de ses représentants, devient un procès
de « partages des responsabilités » entre moi-
même et la Ville de Paris, la mienne étant
engagée du fait que la manifestation du
9 février 1971 était interdite. Je manifestais,
soit ; mais encore eût-il fallu que cette inter-
diction soit rendue publique, car je l'ignorais.
L'avocat du préfet de police va donc faire
son possible pour démontrer que je n'ai pas
volé ce qui m'est arrivé et que j'en suis en
quelque sorte le premier responsable.
Cette démonstration vise concrètement à
nier le bien-fondé de ma demande de répa-
ration, cette négation ne fonctionnant en fait
que pour réduire l'indemnisation demandée
par mes défenseurs et moi-même. En gros, la
question va être : Dans les conditions où se
sont déroulés les faits cités, combien pour
mon visage, ma semi-cécité définitive, ma
souffrance, l'angoisse de ma femme et de mes
enfants ? Combien pour mon incapacité pro-
fessionnelle et la précarité matérielle dans
laquelle je me suis trouvé plongé ? Combien
pour mes vingt ans éclatés ?
Quoique la trouvant abjectement prosaïque,
je ne peux vraiment pas m'offrir le luxe de
me désintéresser de cette question — et de
sa réponse.
Ce qui fonctionne en matière de partage
des responsabilités dans ce genre de cas c'est
la « jurisprudence Charonne ».
Un autre souvenir. D'après cette jurispru-
dence, les responsabilités sont partageables.
L'indemnisation objective, qui repose sur des
critères d'estimation de pertes et de souf-
frances physique et morale, est diminuée par
l'estimation subjective que la victime est dans
une proportion déterminable responsable des
préjudices qui lui ont été portés ; c'est-à-dire
que les gens assassinés en 1961 à la manifes-
tation de Charonne par la police furent
considérés comme partageant la responsabi-
lité de leur meurtre avec leurs meurtriers. [...]
Pour ce qu'il semble leur en coûter, les
policiers assassins auraient tort de se gêner
ils sont payés, entraînés et gradés pour cela,
et surtout, en cas de « bavure », ils sont
presque toujours couverts par la justice.
Je veux signaler enfin que si ce procès
passe, ce n'est qu'au bout de phls de cinq ans
d'attente, et uniquement parce que mes défen-
seurs ont assigné le tribunal à jour fixe. Sans
cette assignation, j'attendrais encore qu'une
justice peu empressée daigne s'occuper de
mon affaire.
Enfin, le verdict du 7 avril 1976, en dépit
du long travail de désamorçage de ce qui y
est réellement en jeu, sera de toute façon
signifiant d'une attitude de la magistrature à
l'égard de ces gestes sauvages de répression,
dont le sien s'est jusqu'à présent si peu diffé-
rencié, se bornant à en être a posteriori la
lettre froide et sourde là où le sang avait
irrémédiablement coulé.
Dans son contexte social et humain, il
importerait que le procès du 7 avril ne soit
pas trop indécent. Que chaque partie y engage
sa responsabilité, comme j'y engage la mienne,
et beaucoup plus.
R. D.
Le Nouvel Observateur 37
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